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 Corona Capital 1

 

Crise épidémique et crise du capital

 

 

 

Ce texte a pour ambition de commencer à réfléchir à l’impact de la crise du coronavirus. Cette crise entraîne déjà un profond bouleversement de l’économie capitaliste, et s’accompagne, même dans la période de confinement actuelle, d’une certaine agitation sociale. Il n’est pas impossible que cette agitation sociale puisse s’étendre, particulièrement vers la fin de l’épidémie, surtout si l’ampleur des changements rend impossible le retour à la normale.

 

La théorie n’a pas pour fonction de prédire l’avenir. L’objectif de ce texte n’est pas de faire de la politique-fiction. Cependant, les épidémies, comme les guerres, jouent souvent le rôle d’un accélérateur de l’histoire. Il s’agit donc de s’interroger sur les tendances déjà décelables dans la situation actuelle et de formuler des hypothèses sur les trajectoires qu’elles dessinent pour un avenir proche. Pour remplir cet objectif, ce texte pose deux hypothèses de départ.

 

La première hypothèse est que l’épidémie risque d’avoir un impact profond sur la phase actuelle du capitalisme que l’on pourrait qualifier de « néolibérale et mondialisée », et ce d’autant plus que cette période du capitalisme a déjà rencontré certaines de ses limites au cours des dernières années. L’épidémie elle-même peut s’analyser comme un produit des caractéristiques de cette phase. En ce sens, elle doit donc être considérée comme la manifestation d’une des limites du capitalisme actuel. Ce n’est pas en tant que cause extérieure, mais bien comme cause endogène que cette épidémie va avoir un impact profond sur le capitalisme néolibéral mondialisé. Cette hypothèse est développée ici, dans la première partie de ce texte : « Crise épidémique et crise du capital ».

 

La seconde hypothèse tient à l’idée que la contestation sociale qui se manifeste à l’heure actuelle pourrait se renforcer lors du reflux de la crise épidémique, lorsque le danger se sera éloigné mais que le retour à la normale apparaîtra comme difficile, voire impossible. Les périodes de sortie de crise sont souvent des périodes d’agitation sociale. Par exemple, les lendemains de la Première Guerre mondiale ont été des moments de lutte intense en France, en Italie, en Allemagne et aux États-Unis. Il ne s’agit évidemment pas de croire à une loi de l’histoire qui s’appliquerait mécaniquement, mais plutôt de réfléchir aux débouchés de la contestation actuelle lorsque les luttes cesseront de s’autolimiter pour éviter d’aggraver la situation sanitaire. Cet axe de réflexion sera développé dans la deuxième partie de ce texte : « Lutte de classe et pandémie ».

 

Bien entendu, tout dépend du temps que l’épidémie mettra à se résorber. Un épisode court a moins de chance de laisser des traces durables. On peut penser cependant que ce temps sera long, car même si le gros de l’épidémie qui affecte l’Europe et l’Amérique du Nord à la suite de l’Asie se résorbe en quelques semaines ou quelques mois, le coronavirus  restera actif dans d’autres parties du monde. Tant qu’un vaccin ne sera pas développé, d’autres vagues sont susceptibles de se succéder. La fermeture mondiale des frontières, qui s’est amorcée au début de la crise, pourrait ainsi être prolongée durablement. Au total, l’économie et le commerce mondial pourront potentiellement être affectés par le virus pendant encore plusieurs années : autrement dit, à l’échelle du capitalisme actuel, une éternité.

 

 

 

L’épidémie de Covid-19 comme produit du capitalisme dans sa phase actuelle

 

L’épidémie n’est pas un phénomène exogène au capitalisme néolibéral mondialisé, et ce quelle que soit l’origine du virus responsable de la maladie appelée Covid-19.

 

À l’heure où ce texte est écrit, en effet, on ignore tout de l’origine de ce coronavirus. Les liens entre les virus, l’essor de l’élevage industriel et la réduction d’écosystèmes jusque-là préservés ont été soulignés. Le danger que le capitalisme fait peser sur l’environnement – le climat, les ressources ou les maladies émergentes – est impossible à contester. Ces remarques sont donc valables, assurément, d’un point de vue général. Toutefois, elles ne nous fournissent aucune preuve sur l’origine de ce virus particulier, le SARS-CoV-2, et la manière dont il a franchi la barrière des espèces. Ni les virus, ni les épidémies n’ont attendu le mode de production capitaliste pour exister. Même si certains aspects spécifiques au capitalisme actuel, comme le grand élevage industriel et la destruction des milieux sauvages, ont fort bien pu jouer un rôle dans l’apparition de ce coronavirus, nous ne pouvons pas conclure de manière définitive sur ce point.

 

En revanche, les caractéristiques de cette épidémie, elles, sont intrinsèquement liées au mode de production capitaliste. Une maladie est un fait biologique mais une épidémie est un produit social. C’est dans la manière dont elle s’est diffusée et dans l’impact qu’elle a sur la production que cette épidémie apparaît comme un produit du capitalisme de notre temps.

 

Ce qui est tout à fait propre, dans l’épidémie de Covid-19, au capitalisme contemporain, c’est d’abord la circulation incessante des personnes liée au tourisme de masse et aux déplacements professionnels. Cette caractéristique, matérialisée par la croissance extrême du secteur aérien ces vingt dernières années, a permis une diffusion très rapide de la maladie au niveau mondial. Les déplacements de population ont bien entendu toujours véhiculé les maladies, mais le rythme de ceux-ci était, jusqu’à leur quasi-suspension, en mars 2020, sans commune mesure avec ce qu’avait connu l’humanité auparavant. C’est ce qui explique que trois mois seulement après l’apparition des premiers cas le monde entier est déjà profondément touché.

 

Il faut relever ensuite comme une deuxième caractéristique l’intégration mondiale de la production avec l’extrême spécialisation de certaines zones géographiques et de certaines entreprises : l’arrêt de la production dans une région stratégique du monde peut provoquer des pénuries mondiales. Cet état de fait, que nous pouvons observer en ce moment avec les produits dont il y a un besoin immédiat – tels que les masques ou les réactifs nécessaires aux tests biologiques –, pourrait concerner également de nombreux autres secteurs selon la manière dont telle ou telle zone de production demeure paralysée par l’effet de la pandémie. De plus, des pans entiers de l’économie mondiale, comme le tourisme ou le transport aérien, ont été totalement mis à l’arrêt et des restrictions durables aux frontières vont les affecter encore pendant longtemps. Dans cette économie mondialement intégrée, les difficultés d’un secteur ont des répercussions en chaîne dans de nombreux autres : l’effondrement des prix du pétrole en est un bon exemple.

 

Il faut noter enfin, évidemment, l’état des structures sanitaires comme une des raisons de la gravité de la pandémie. Or, au moins dans les pays capitalistes les plus riches, il est notoire que la phase actuelle du capitalisme a remis en cause, plus ou moins gravement suivant les zones, les investissements qui avaient été consentis dans le domaine de la santé publique.

 

Il y aura beaucoup plus à dire sur les caractéristiques d’une épidémie qui, à l’heure où ce texte est écrit, ne fait encore que commencer : mais, d’ores et déjà, il semble évident que l’intégration mondiale du capitalisme en fait la vulnérabilité et explique qu’un virus qui garde un potentiel létal assez faible (même s’il est d’une contagiosité apparemment très élevée) puisse paralyser la planète en moins de trois mois. L’étendue de cette paralysie, sans doute, dépend de l’état de préparation des différents pays et de l’habileté de leurs dirigeants. Il semblerait que les gouvernements de la Corée du Sud ou de Taïwan soient plus efficaces, du point de vue de la gestion capitaliste de la crise sanitaire, que ceux de l’Italie, de l’Espagne ou de la France, et on ignore encore le sort final de nombreux autres pays. Néanmoins, et même si c’est à des degrés divers, il est évident que tous les pays touchés voient leurs activités fortement réduites par cette épidémie.

 

Capitalisme et phases du capitalisme

 

Le capitalisme actuel est dans une phase que l’on peut qualifier de « néolibérale et mondialisée ». Parler de phases ou de périodisation du capitalisme est essentiel pour en saisir à la fois la dynamique, les changements et les permanences. Ce qu’il y a de permanent dans le capitalisme, c’est la tendance à la crise. Dans ce système, le capital doit toujours s’accroître : c’est une nécessité pour son existence. Il en résulte une suraccumulation de capital constant par rapport à la masse de capital variable, et donc, tôt ou tard, une crise de la valorisation. Parfois, il y a de petites crises, mais parfois, la crise est gigantesque et, pour être résolue, demande un profond réarrangement dans le capitalisme lui-même. Le capitalisme est un mode de production évolutif : certaines de ses caractéristiques le poussent à se modifier constamment par le jeu des crises qui se succèdent.

 

Dans l’histoire récente, la crise des années 1930 ne s’est résolue véritablement qu’avec la Seconde Guerre mondiale, qui a engendré une grande destruction de capital fixe. Au lendemain de cette guerre, une nouvelle configuration se met en place. Dans les pays anciennement industrialisés, l’expansion économique, qui démarre grâce à la destruction de capital durant la guerre, se fait dans le cadre d’un « compromis fordiste ». Les salaires sont augmentés en échange de gains de productivité, obtenus par le machinisme mais aussi par une augmentation de l’intensité du travail. D’un point de vue marxiste, l’extraction de survaleur se fait davantage par la plus-value relative que par la plus-value absolue : cela signifie que la diminution du temps de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail s’obtient par la production industrielle à bas coût des biens de première nécessité. Ce processus, qui existait déjà dans les périodes antérieures, devient alors systématique, ouvrant la voie à ce qu’on a appelé la « société de consommation ». Des biens standardisés sont produits en masse, et « la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui ». La force de travail est achetée globalement, c’est-à-dire que, par les transferts sociaux, une forme de salaire indirect est versée aux prolétaires malades, handicapés, retraités ou chômeurs. La mise en place du Welfare démontre que le compromis fordiste n’est pas seulement économique, mais aussi politique et social. Le mouvement ouvrier est en partie neutralisé par la redistribution du salaire indirect, et une forme de cogestion entre syndicats, État et patronat s’installe. C’est aussi un compromis géopolitique pour les pays capitalistes du bloc occidental face au bloc soviétique. Dans certains pays, le compromis prend une forme explicite : c’est par exemple le programme du Conseil national de la Résistance en France. Dans d’autres, il s’agit plutôt d’un état de fait. Il ne faut pas oublier également que le Welfare ne concerne que les pays d’Europe occidentale, d’Amérique du Nord et le Japon et exclut les populations des pays colonisés et dominés.

 

Le capitalisme de la phase du « compromis fordiste » entre en crise à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Le « choc pétrolier » de 1973 est la matérialisation de cette crise, mais comme souvent l’événement historique qui en est la cause (la guerre du Kippour et l’embargo pétrolier qui a suivi) n’a agi que comme le révélateur d’une crise de la valorisation déjà en cours. Le problème affronté par le capitalisme est toujours le même : le capital constant est dans une proportion trop importante par rapport au capital variable disponible pour en assurer la valorisation. La réponse à la crise n’est cependant, cette fois, pas la guerre, mais la restructuration de la fin des années 1970 et des années 1980 sous l’égide du néolibéralisme.

 

Cette restructuration repose sur deux piliers : finance et mondialisation. Le développement de nouveaux instruments financiers, qui a commencé dès la fin des années 1960, connaît une accélération fulgurante avec la vague néolibérale de la fin des années 1970. La finance n’a certes rien de nouveau dans le capitalisme : mais c’est sa place et sa puissance qui sont décuplées. Les capitaux excédentaires sont recyclés dans des circuits financiers élargis où ils circulent sans fin. Achevant une évolution entamée dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, la monnaie cesse définitivement de reposer sur l’or, et n’est plus garantie que par la dette souveraine, c’est-à-dire par l’anticipation d’une valeur qui sera ponctionnée par la fiscalité. La dette d’État, rachetée par les banques centrales, permet à ces dernières de créer de la monnaie en prenant cette dette comme garantie. La confiance en la dette souveraine repose sur la possibilité qu’auront les États d’en payer les intérêts en accaparant, par l’impôt, une partie de la plus-value qui sera produite demain. Ainsi, désormais, toute monnaie est capital.

 

Les États des pays qui ont une économie puissante émettent une monnaie attractive. La monnaie de la première puissance mondiale, le dollar, règne en maître et les États-Unis peuvent s’endetter sans limites, ce dont le pouvoir reaganien ne se prive pas. La suspension de la convertibilité du dollar en or, au début des années 1970, ne remet pas en cause son rôle de monnaie des paiements internationaux.

 

La solution financière ne saurait évidemment exister à elle seule pour résoudre la crise des années 1970 : elle fournit aussi l’avantage décisif de rendre possible le deuxième volet de l’agenda néolibéral, la mondialisation. Là encore, la mondialisation n’a rien de nouveau dans le capitalisme, mais elle se développe alors dans des proportions inédites. C’est non seulement le commerce des marchandises, mais aussi et surtout l’investissement dans des pays dits jusque-là « sous-développés » (là où la main-d’œuvre bon marché permet de dégager à nouveau de la plus-value) qui sont rendus possibles par le développement de la finance mondiale.

 

Les grands accords commerciaux de libéralisation du commerce permettent une envolée de l’échange mondial des marchandises. Une division globale du travail se forme par la création de pays ateliers, les « quatre dragons » dans les années 1980, suivi des « quatre tigres », puis le développement industriel de la Chine. À l’heure actuelle, la production est intégrée au niveau mondial et les pièces détachées et produits semi-finis circulent continuellement d’une région du monde à l’autre.

 

Deux choses sur cette mondialisation : d’abord, elle n’est possible que grâce à la finance globale, car sans moyens rapides et sûrs d’échanges internationaux de capitaux, pas d’investissements productifs à l’autre bout du monde et pas de commerce mondial intégré. Ensuite, elle a eu pour but essentiel de faire baisser le coût de la main-d’œuvre, donc de rétablir le taux de profit par un retour à l’extraction de plus-value absolue, en intégrant au prolétariat des masses disponibles dans les pays jusque-là « sous-développés ».

 

Cela a conduit à une désindustrialisation relative des pays d’Europe occidentale, d’Amérique du Nord et du Japon ainsi qu’à une remise en cause progressive du Welfare dans ces pays où le compromis fordiste avait prévalu. Ces changements se sont accompagnés d’un discours néolibéral. Toutefois, il ne faut pas confondre ici la cause et la conséquence. Le néolibéralisme n’est pas la cause de la restructuration du capitalisme, de la désindustrialisation et de la remise en cause du Welfare : il n’en est que l’idéologie, c’est-à-dire le discours dominant et autojustificateur qui accompagne sa mise en place concrète.

 

La cause première, comme toujours, c’est la nécessité pour le capital de contrer la chute tendancielle du taux de profit et de gagner la guerre de classe contre le prolétariat. Ceux qui combattent le discours ultralibéral et croient possible de revenir au programme du Conseil national de la Résistance ignorent cette dimension de l’idéologie : ils semblent naïvement croire que le néolibéralisme est un simple choix, et qu’un autre choix aurait été possible dans le cadre capitaliste. Or, s’il est vrai que la mise en place de la restructuration découle de l’action de certains politiciens et de certains capitalistes, le discours qui a été porté par eux et par les idéologues qu’ils ont payés à cette occasion (experts, universitaires, journalistes) est la traduction d’une politique rendue nécessaire par les impératifs de la valorisation capitaliste.

 

 

La crise de la phase actuelle du capitalisme face au choc épidémique

 

Depuis 2007-2008, la phase actuelle du capitalisme connaît une crise profonde. On ne reviendra pas sur les épisodes de la crise des liquidités et des dettes souveraines, mais on dira seulement ceci : depuis douze ans, le système financier ne fait que repousser des échéances inévitables.

 

La financiarisation recycle toujours plus de capitaux qui sont excédentaires par rapport aux capacités de la production et qu’il faut nourrir au détriment du cycle productif. Malgré une croissance astronomique de la production capitaliste mondiale (qui met en péril la survie de l’humanité), la soif de survaleur dont la finance a perpétuellement besoin finit par consumer l’appareil productif. Pour garantir les valeurs boursières, de nombreuses entreprises sont conduites à retirer de la production des capitaux pourtant essentiels à l’extraction de la valeur à terme.

 

Jusque dans les années 1970, la finance a périodiquement pu entretenir une certaine illusion même lorsque la plus-value dégagée dans la production venait à se révéler insuffisante : car tant que le versement des intérêts peut être financé par de nouveaux emprunts, le système peut continuer à vivre sur sa lancée à la manière d’une pyramide de Ponzi. Mais dans le cas du capitalisme restructuré après les années 1980, ce système est encore plus pervers car son fonctionnement normal, qui a permis de rétablir l’extraction de plus-value en délocalisant vers l’Asie une grande partie de la production industrielle, repose déjà sur de la redistribution anticipée de plus-value. Le moment où cette dernière vient à diminuer se fait donc sentir avec un décalage encore bien plus accentué que dans les périodes antérieures du capitalisme. Parce que la dette d’État permet de repousser fictivement les échéances, la finance peut continuer à prospérer alors même que la composition organique du capital a déjà fait chuter le taux de profit et rendu, à terme, l’effondrement de tout le système inévitable. Tel un personnage de dessin animé avançant au-dessus du vide, le capitalisme financier poursuit sur sa lancée alors même que sa base productive vient à disparaître sous ses pieds. À un moment ou à un autre, cependant, le personnage prend conscience de l’abîme qui s’est ouvert sous lui, et, comme pour le capitalisme, c’est précisément cette prise de conscience qui précipite sa chute réelle…

 

Le perpétuel pari sur l’anticipation de valeur que permet la dette souveraine et la financiarisation effrénée, et l’absence de scénario alternatif à l’heure actuelle, a permis de tenir jusqu’à aujourd’hui. La crise de 2007-2008 s’est momentanément résorbée par une course vers l’abîme toujours plus rapide tandis que l’endettement des États atteignait des sommets le rendant impossible à rembourser. Dès cette époque, on savait qu’il ne serait pas possible de continuer ainsi très longtemps. Que la course folle de la monnaie financiarisée se soit poursuivie jusqu’en 2020 tient déjà du miracle.

 

Dans les conditions de déséquilibre profond du système financier mondial qui règnent depuis douze ans, on peut supposer que l’épidémie liée au coronavirus va donner le coup de grâce à un édifice qui n’attend qu’une secousse plus forte que les autres pour s’effondrer. L’incapacité des États à s’endetter encore plus de manière crédible rendra impossible de garantir les instruments de paiement, et les monnaies, à la suite des cours de Bourse, seront au bord de l’effondrement. Pendant la période de crise épidémique elle-même, et sans doute ensuite pendant quelque temps, des mesures autoritaires prises par les États pourront masquer le problème. Mais après la fin de l’épidémie, le retour au système monétaire international construit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et refondu dans les années 1970-1980 semblera impossible.

 

L’économie mondiale intégrée, telle qu’elle a fonctionné depuis les années 1980, avec un développement inédit du commerce mondial, va avoir du mal à s’en relever. Sans garantie de circulation des capitaux au niveau mondial, comme le permettait ce système financier bricolé mais efficient, pas de volumes d’échanges possibles comparables à ce qu’on a connu depuis quelques dizaines d’années. Bien entendu, il peut y avoir des tentatives pour recréer un système de paiement mondial, mais face aux divisions politiques et stratégiques déjà profondes et que l’épidémie ne fait que renforcer, il manquera une hégémonie politique et économique capable d’imposer une solution.

 

Si cette hypothèse est juste, l’épidémie ne fera pas que précipiter la fin d’un système financier et monétaire mondial à bout de souffle et dont, depuis une dizaine d’années déjà, on sait qu’il peut s’effondrer à un moment ou à un autre.

 

Et après ?

 

Un premier point mérite sans doute d’être précisé. Lorsqu’il est question, dans ce texte, d’un effondrement du système monétaire et financier mondial, il ne faut pas imaginer un phénomène instantané. C’est plutôt un effondrement lent, comme dans ces films où l’on voit des immeubles tomber au ralenti. Les Bourses mondiales ont connu un krach retentissant au début de la pandémie : mais pour la suite, on peut supposer un long marasme plutôt que la poursuite d’une chute vertigineuse. Un effondrement brutal de la monnaie, avec des billets de banque qui ne valent plus rien et un retour du troc, est très peu probable : avant d’en arriver là, les États auront imposé un cours forcé qui pourra permettre de fonctionner quelque temps. En réalité, l’effondrement ne sera patent que lorsque l’on constatera, peut-être après quelques tentatives, que l’on ne peut tout simplement pas reconstruire le système financier mondial d’avant la crise.

 

Viendra alors le temps du défaut généralisé de la dette souveraine. Celui-ci sera sans doute relativement progressif : les États commenceront par suspendre et étaler les intérêts et les remboursements, et ne reconnaîtront qu’en dernière extrémité l’existence du défaut. Mais tout le monde sait que jamais les États ne pourront ponctionner assez de valeur dans le futur pour rembourser ces sommes qui étaient déjà faramineuses avant l’épidémie et qui vont encore augmenter. La valeur des titres baissera jusqu’à quelques centièmes de leur valeur nominale, et la reconstruction d’un nouveau système financier passera par le rachat au rabais par l’État, lors de la fondation des nouvelles monnaies, de ces titres dévalorisés. Un tel processus peut prendre des années.

 

La question de la reconstruction financière ne se posera bien entendu que dans le cadre de la remise en place du cadre de la production capitaliste. Il est impossible de prédire quelle nouvelle phase du capitalisme pourrait succéder à celle qui est en crise aujourd’hui. Il est certain que le capitalisme va tenter, par tous les moyens, de créer à la fois de nouvelles marchandises et de nouveaux moyens de les faire produire par du temps de travail humain que l’on puisse acheter. Toutefois, il est probable que ces nouvelles pistes ne suffiront pas, et qu’une restructuration plus profonde de la production sera nécessaire. Et il faut déjà s’interroger sur les politiques qui pourraient accompagner cette restructuration.

 

Pour la classe capitaliste, dominer est une tâche à dimensions multiples. Il lui faut à la fois s’organiser pour défendre ses intérêts communs face aux exploités, et laisser libre cours à la concurrence entre capitaux. Cette dialectique entre organisation commune et concurrence est constante. Quand, à la suite d’une crise, une nouvelle phase du capitalisme commence, c’est qu’une partie de la classe capitaliste a réussi à imposer de nouvelles conditions, parfois contre une autre part de cette même classe : et pour cela, cette part conquérante de la bourgeoisie a parfois entraîné derrière elle une partie du prolétariat. Dans le cadre d’une guerre, c’est particulièrement clair.

 

Les capitalistes ont confusément conscience, en période de crise de la valorisation, qu’il y a trop de capitaux accumulés : mais aucun d’entre eux ne veut perdre son capital, et chacun préférerait que ce soit le capital des autres qui disparaisse pour que le sien puisse à nouveau être valorisé. S’ouvre alors une période dangereuse, qui peut conduire à la guerre, qui détruit du capital fixe, ou au contraire se résoudre pacifiquement lorsqu’une frange entreprenante de la classe capitaliste découvre (par tâtonnement) une méthode qui permette de relancer la valorisation au profit des premiers qui se sont lancés dans l’aventure, et au détriment des capitalistes frileux qui sont restés confinés dans les anciennes méthodes de production. C’est exactement ce qui s’est passé dans les années 1970 et 1980, lorsque de grands groupes industriels européens ou américains se sont effondrés tandis qu’une nouvelle génération de capitalistes et d’entreprises accaparait les nouveaux profits.

 

S’il est donc est impossible de savoir ce qui peut se passer, on peut faire des paris sur la manière dont une frange de la classe capitaliste pourrait essayer de procéder : car, en réalité, elle a déjà donné quelques indications sur ce qu’elle entend faire.

 

Depuis une dizaine d’années en effet, des velléités de retour à une forme de protectionnisme se sont fait jour, que ce soit avec Trump ou d’autres populistes dans le monde. Le choix de l’isolationnisme s’est cependant jusqu’à présent heurté à un problème de taille : l’impossibilité concrète de réformer l’économie mondiale intégrée. L’idéologie protectionniste est donc jusqu’ici apparue plutôt comme un symptôme de l’entrée en crise de la phase capitalise actuelle plutôt que comme un programme véritable. Mais c’est là justement ce que la situation créée par la pandémie pourrait changer.

 

Désormais, le discours du protectionnisme et de la relocalisation industrielle peut sembler plus crédible : il pourrait donc ouvrir la voie à une restructuration de la production capitaliste sur la base d’un retour au bouclage de la plus-value sur une aire nationale ou continentale. Ce nouveau nationalisme se présentera comme une critique du capitalisme, mais il ne sera que la critique de certaines caractéristiques de la phase actuelle du capital.

 

Si, comme on le suppose ici, la finance et donc le commerce mondial sont profondément déstabilisés, une frange de la classe capitaliste sera sans doute tentée de se rallier à ce discours. Certains capitalistes pourraient essayer de profiter de l’occasion pour se positionner sur ce nouveau créneau de la réindustrialisation des pays du Nord et essayer de marginaliser les grands groupes multinationaux. Cette option, il est vrai, reste tout à fait spéculative : il est difficile de savoir s’il est réellement envisageable, dans les conditions actuelles de production, de recréer un capitalisme en partie compartimenté sur des aires nationales ou continentales. Cependant, ce n’est qu’en essayant de l’appliquer que les capitalistes verront si une telle solution est possible…

 

Il est en tout état de cause incontestable que cette option va prendre du poids au sortir de la crise épidémique. L’incapacité de renouer avec le modèle initial va favoriser cette alliance néo-nationale qui, demandant une relocalisation de la production, va tenir un discours qui sera de droite et de gauche. Il faut donc déjà se préparer à ce discours récupérateur.

 

Ce ne sera plus un discours libéral ou néolibéral. Dans les années 1970 et 1980, l’ampleur de la tâche à réaliser pour restructurer le capitalisme a produit de véritables idéologues du néolibéralisme, c’est-à-dire des dirigeants sincèrement convaincus de ce que l’intérêt de leur classe leur demandait de défendre. Mais les convictions individuelles ne sont que le reflet (avec toutes les nuances et les complexités possibles évidemment, mais peu importe) des intérêts de classe, et depuis dix ans les intérêts de la classe capitaliste ont versé beaucoup d’eau dans le vin de l’idéologie libérale.

 

Ce qui donc va dominer après la crise, c’est le discours pseudo-critique des excès de la mondialisation, avec un programme de relocalisation des industries et un néonationalisme plus ou moins chauvin. Jusqu’où sera-t-il possible de mettre réellement ce programme en œuvre ? Cela reste une question ouverte : mais ce qui est certain, c’est que l’idéologie de la remise au pas des prolétaires au nom du nationalisme économique et politique est déjà là, prête à accompagner le maintien des politiques autoritaires mises en place partout par les États pour répondre à l’urgence sanitaire. C’est à présent ce à quoi cette idéologie va être opposée, à savoir la résistance prolétarienne à l’heure de l’épidémie, qu’il faut se consacrer dans la deuxième partie de ce texte.

 

Léon de Mattis

« Quand l’homme favorise les épidémies », entretien avec François Renaud, septembre 2014, https://lejournal.cnrs.fr/articles/quand-lhomme-favorise-les-epidemies. « Contre la pandémie, l’écologie », Sonia Shah, Le Monde diplomatique, mars 2020.

Dans une tribune publiée par le journal Libération du 22 mars, le journaliste Daniel Schneidermann fait remarquer que la « grippe de Hongkong » de 1969-1970 avait provoquée une surmortalité de 40 000 personnes en France (dont 17 000 décès attribués directement à la grippe) et d’un million dans le monde sans paralyser l’économie et la vie sociale. À vrai dire, l’épidémie était même quasiment passée inaperçue, ne faisant l’objet que de quelques articles de presse. Pourtant, elle pouvait aussi toucher des gens de tous âges et provoquer des décès même chez des personnes jeunes. Bien entendu, les caractéristiques de la maladie de l’époque n’étaient sans doute pas les mêmes que celle d’aujourd’hui : par exemple, la contagiosité pourrait avoir été très différente. Seule une étude rétrospective pourra différencier, entre les deux épidémies, ce qui tient à la maladie et ce qui tient à la société. Cependant, cet exemple souligne à quel point la question épidémique est une question sociale et comment le capitalisme dans la phase précédente a pu être affecté de manière différente.

« La partie du capital qui se convertit en moyens de production, c.-à-d. en matériau brut, matières auxiliaires et moyens de travail, ne modifie donc pas sa grandeur de valeur dans le procès de production. Je l’appellerai par conséquent partie constante du capital, ou plus brièvement : capital constant. En revanche, la partie du capital convertie en force de travail modifie sa valeur dans le procès de production. Elle reproduit son propre équivalent et un excédent par rapport à celui-ci, une survaleur, qui peut elle-même varier, être plus ou moins grande. À partir d'une grandeur constante, cette partie du capital se transforme sans cesse en une grandeur variable. Je l'appellerai par conséquent partie variable du capital, ou plus brièvement : capital variable. » Karl Marx, Le Capital, PUF, p. 234.

Voir Crises, Léon de Mattis, éditions Entremonde, 2012.

Le capital fixe est, dans la terminologie de Marx, plus précisément celui qui, comme les bâtiments ou les machines, ne se détruit pas immédiatement lors du processus productif, alors qu’une partie du capital constant est dite « circulante » car elle est immédiatement consumée dans la production (par exemple, les matières premières).

Du nom de l’industriel américain Ford.

L’expression Welfare State, ou Welfare , désigne l’État social né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Marx parle de « composition organique du capital » pour désigner le rapport entre capital constant et capital variable.

Cette formule résume le fait que la monnaie repose sur l’anticipation de la valeur que le capital saura dégager dans la production. Sur la monnaie, outre Crises, voir la série d’articles intitulés « Bitcoincrash » sur le site de 19 h 17 (http://www.19h17.info/2018/05/14/illusions-perdues-de-la-monnaie/).

L’exemple de la firme Boeing, qui a sacrifié l’investissement pour financer les rachats d’action nécessaires au maintien des dividendes, est significatif. La tentative pour moderniser à bas coût le 737 au lieu d’investir dans le développement d’un nouvel avion a conduit à la catastrophe qui cloue au sol les Max depuis plus d’un an.

Certains théoriciens ont déduit de cet aspect particulier du capitalisme contemporain que le capital serait devenu « fictif » et la valeur « évanescente » : la conséquence serait donc qu’aucune crise n’est à attendre puisque les choses pourraient se poursuivre éternellement ainsi. Une telle position, absurde si on accepte d’y réfléchir ne serait-ce que cinq minutes, est désormais démentie par les faits.

De nombreux économistes annoncent la fin de la phase actuelle du capitalisme. Ainsi Daniel Cohen, directeur du département d’économie de l’École normale supérieure, déclare-t-il dans le journal Le Monde du 3 avril 2020 : « C’est certainement la fin, ou le début du recul, du capitalisme mondialisé tel qu’on l’a connu depuis quarante ans… »

« La dette des pays européens, déjà passablement lourde, va faire un bond. En Italie, elle s’élève actuellement à 135 % du PIB et pourrait passer à… 181 % d’ici à la fin de l’année, selon l’hypothèse la plus pessimiste des analyses de Jefferies (ou 151 % pour la plus optimiste). Dans le même scénario noir, qui prévoit une récession de 15 % en 2020, la France passerait d’une dette de 101 % à 141 % du PIB, et l’Espagne à 133 %. » Le Monde du 4 avril 2020.

L’économiste Daniel Cohen, dans l’interview déjà citée du journal Le Monde, évoque par exemple « l’accélération d’un nouveau capitalisme, le capitalisme numérique ».

La question de l’accès aux ressources, en tous cas, se poserait de manière cruciale dans cette hypothèse.

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