top of page

Démocratie ou dictature

 

 

Premier de la classe

 

Depuis 2006, un journal anglais lié à la City, The Economist, publie un « indice de la démocratie ». Cet indice est calculé à partir d’une soixantaine de critères qui concernent les libertés publiques, les élections, la « culture politique » ou le fonctionnement des institutions. Il permet ensuite d’établir un classement des différents pays qui s’étend de la Norvège, avec un indice de 9,93 à la Corée du Nord qui ne recueille que 1,08. Suivant leur note, les États sont considérés comme des « démocraties », des « démocraties imparfaites », des « régimes hybrides » ou des « régimes autoritaires ». On relèvera dans le classement 2014 que la France, est située à l’avant-dernière place des « démocraties » (juste avant le Costa-Rica) et que la Belgique, l’Italie le Portugal ou la Grèce sont des « démocraties imparfaites ».

 

Bien entendu, un tel classement est tout à fait risible. Les critères de The Economist sont ceux que ce journal farouchement capitaliste a choisis, et on peut lui faire confiance pour vérifier avant tout si les droits sacrés de la propriété sont respectés partout dans le monde. Mais cet « indice de la démocratie » montre aussi que les démocrates bourgeois, malgré toute leur idéologie, ont bien conscience d’une chose : on ne peut pas se contenter d’opposer « démocratie » et « dictature ». Il y a, entre les deux, une gradation lente et continue.

 

 C’est là une question potentiellement dévastatrice pour l’idéologie démocrate. Car si démocratie et dictature sont réellement opposées, comment peut-il y avoir des stades intermédiaires ? Ces régimes politiques partagent-ils donc une nature commune ? L’idéologie dominante se débarrasse de cette réalité dérangeante en se lamentant sur l’imperfectibilité des choses. La démocratie, idéal inaccessible, doit sans cesse lutter pour s’améliorer. « Pire des régimes à l’exclusion de tous les autres », la démocratie est validée par cet argument simpliste : elle est imparfaite mais le reste l’est encore plus. Il faut donc tendre vers le mieux et le classement de The Economist est là, justement, pour inciter les États à faire davantage d’efforts.

 

Nous proposons de ne pas écouter cet argument. Le classement peut se lire dans le sens que son idéologie promeut, celui qui dit que « la démocratie doit mieux faire ». Dans cette perspective, La Norvège est plus démocratique que la France, qui est plus démocratique que la Malaisie (une démocratie imparfaite), qui est plus démocratique que le Guatemala (un « régime hybride » situé en milieu de classement), qui est plus démocratique que l’Iran (158e position). Mais on peut tout aussi bien lire le classement dans l’autre sens. L’Iran est plus autoritaire que le Guatemala, qui est plus autoritaire que la Malaisie, qui est plus autoritaire que la France. Et la France possède un régime plus autoritaire que celui de la Norvège. Autrement dit, nous pouvons voir ce classement comme celui des États dans l’ordre croissant de leur caractère autoritaire. Et en déduire ceci : tous les États sont répressifs avec des degrés sur l’échelle de la répression.

 

Poursuivons notre renversement de perspective. Comme nous l’avons vu, dans l’idéologie bourgeoise, la démocratie constitue, par rapport à la dictature, un progrès. Dans cette conception, la dictature apparaît comme une sorte de stade primitif. C’est la forme de l’État 2 dans sa pure brutalité, oublieuse des libertés individuelles. Le classement va donc du plus archaïque – le dernier, tout en bas – au plus évolué – le premier de la classe, tout en haut. C’est ainsi qu’en remontant le classement, on parvient petit à petit à la forme démocratique de l’État. L’État démocratique réussit à modérer sa puissance pour laisser plus de place aux libertés politiques auxquelles on tentera de porter atteinte le moins possible (un peu tout de même).

 

Si on renverse la perspective, le pays en haut du classement n’est plus le point d’arrivée, mais le point de départ. La démocratie devient à nos yeux la forme archétypale de l’État national bourgeois dont la dictature n’est qu’une variante caractérisée par une répression plus forte. Ce dérivé autoritaire n’est certes pas un « progrès » par rapport à la démocratie, mais il n’est pas davantage une régression ou un archaïsme. Il est une des formes possibles de l’État national bourgeois dont il partage sur le fond toutes les caractéristiques principales.

 

État, nation, démocratie

 

Pour bien comprendre cela, il faut remonter un peu dans l’histoire. Ce qui est nouveau, au tournant des XVIIIe et XIXe siècle, avec la Guerre d’indépendance américaine ou la Révolution française, ce n’est pas tant l’avènement de la démocratie que la définition d’un nouvel espace politique : celui de la nation. Cette nation regroupe, sur un territoire donné, un ensemble de gens dont on prétend qu’ils ont des origines et des traits communs. La souveraineté dérive de cet ensemble national et non plus d’une quelconque transcendance. Enfin, et surtout, chaque membre de la communauté ainsi créée doit être intégré dans cet espace politique nouveau tandis que les étrangers doivent en être exclus. La destinée de la nation concerne directement le citoyen, ce qui n’était pas le cas quand il n’était que le sujet d’un souverain placé au sommet de l’État par la volonté divine.

 

Inutile d’insister sur ce que ces nouveautés ont à voir avec le capitalisme industriel naissant et les efforts de la bourgeoisie, classe montante, pour créer les conditions politiques et juridiques nécessaires à son développement. Il s’agit bien entendu tout à la fois d’intégrer, de dominer et de contrôler la classe apparue avec l’exploitation capitaliste : le prolétariat. Pour cela, il faut un État qui rompt avec les méthodes de la période antérieure.

 

La démocratie apparait comme la forme dans laquelle l’État national est le plus accompli. Au XIXe siècle, ni les monarchies ni les empires autoritaires ne parviendront à la détrôner durablement. Au XXe siècle, d’autres tentatives d’intégration des masses, de type fasciste ou soviétique, prendront de l’ampleur sans jamais supplanter définitivement la démocratie. À chaque fois, il s’agit de contrôler la multitude par des méthodes qui se veulent l’antithèse des formes démocratiques : le parti unique, les organisations de masse, la répression policière sans limites. Pourtant, le but est le même. Il s’agit de fondre toute la population dans le cadre de l’État national né en même temps que la révolution industrielle.

 

Au bout du compte, et sur le long terme, ce sont les démocraties qui gagnent. Loin d’être faible, comme le croyaient naïvement les fascistes de la première moitié du XXe siècle, la démocratie est un régime fort. C’est même, incontestablement, le plus fort de tous. L’État démocratique n’hésite jamais à faire peu de cas des libertés qu’il prétend défendre : mais il ne le fait jamais plus qu’il ne le faut, et c’est cela qui le distingue réellement des dictatures. L’État démocratique a recours à la violence avec mesure, sans jamais se reposer sur le seul 3 outil de la coercition, et en développant des processus d’intégration et d’adhésion à son système plus efficaces que ceux des dictatures. C’est un fait : les États capitalistes les plus puissants depuis deux siècles sont des démocraties, à commencer par le premier d’entre eux, les États-Unis.

 

Sans doute l’État doit-il avoir la puissance économique qui lui permette d’être démocrate. Quand on n’a que des miettes à redistribuer, il est plus difficile d’acheter la paix sociale. Dans la capitalisme mondial, il ne peut pas y avoir que des gagnants : aux plus pauvres, puisqu’on n’a pas assez de carottes, on réservera le bâton. Mais là encore, nulle relation simple de cause à effet. Des pays très riches, comme l’Arabie Saoudite, ne sont absolument pas classables du côté des démocraties (161e sur la liste de The Economist) tandis que d’autres, plutôt pauvres, sont considérés comme démocratiques (Maurice, 17e). Dans tous les cas, c’est une somme de facteurs structurels et conjoncturels qui détermine la forme plus ou moins répressive que l’État adopte pour accomplir sa tâche dans le capitalisme mondialisé.

 

L’Amérique du sud offre de nombreux exemples qui montrent que la dictature est le prolongement de la démocratie plutôt que sa négation. Prenons le cas du Chili. Il s’agit, dans le classement de 2014, d’une « démocratie imparfaite ». Mais le Chili n’est pas si mal placé : en 32e position, il devance par exemple le Portugal ou la Grèce. On sait que le coup d’État de 1973 a installé la dictature du général Pinochet pour mater les luttes que le social-démocrate Allende ne semblait pas pouvoir maitriser. Passé ce long épisode de répression féroce, la démocratie a repris sa place dans les années 1990. La même histoire se répète, avec des variantes, en Argentine, au Brésil, en Uruguay, au Pérou, etc. Tous ces pays sont des « démocraties imparfaites » au sens de notre classement et tous ont connu des alternances de démocratie et de dictature dans les cinquante dernières années. Parfois, comme en Argentine, quelques tortionnaires sont jugés vingt ans après les faits. L’État se rachète alors une virginité en envoyant derrière les barreaux quelques uns de ses anciens valets que la vieillesse a rendu inutiles. Ce n’est pas la démocratie, mais seulement la dictature qui est coupable : voilà ce que ces procès tardifs veulent nous faire croire. Mais ici se trouve le noeud de la question. L’État démocratique qui a succédé à l’État autoritaire prospère sur ce que la dictature a détruit et reconstruit. L’élimination, par le meurtre ou l’exil, de générations de militants syndicaux et politiques au Chili ou en Argentine a marqué les luttes de ces pays pour longtemps. Les réformes économiques menées sous l’influence des « Chicago boys » dans le Chili de Pinochet ont permis de créer ce pays ultra-libéral dont les États-Unis rêvaient. Les dirigeants sociaux-démocrates actuels du Chili n’engagent de rares réformes qu’avec beaucoup de prudence : ils gardent en mémoire ce qui arrive quand on est tenté d’aller trop loin…

 

La dictature, c’est « Ferme ta gueule ! ». La démocratie, c’est « Cause toujours ! ».

 

 Veut-on un autre exemple ? Voyons ce qu’il en est de la liberté d’expression. Après tout, la liberté d’expression n’est pas une illusion. C’est un fait qu’en France, il est possible de lire un journal anarchiste sans risquer l’arrestation immédiate pour pensée subversive. Nous sommes ici bien à l’abri de notre 32e place et les choses seraient incontestablement moins simples si on devait lire ce même journal chez le dernier de la liste (la Corée du Nord). Si en France la liberté d’expression peut être limitée par une procédure judiciaire, c’est pour des raisons qui paraissent valables. On nous explique en effet que la liberté d’expression ne donne pas l’autorisation de dénigrer, d’insulter, de diffamer, ni de véhiculer des idées de racisme et de haine.

 

 Mais comme toujours avec la démocratie, il y a une certaine distorsion entre les justifications officielles et la réalité. On a vu, récemment, des condamnations pleuvoir pour de soi-disant « discriminations » alors que de discrimination, il n’y en avait pas : la discrimination était un prétexte. Selon la Cour de cassation, « l’exercice de la liberté d’expression » peut être « soumis à des restrictions ou sanctions qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la défense de l’ordre et à la protection des droits d’autrui ». La « défense de l’ordre » vient avant la « protection des droits d’autrui », et le choix de présenter les choses de cette manière est significatif. L’ordre social, autrement dit l’ordre du capitalisme et de l’exploitation, voilà la première limite de la liberté d’expression dans les sociétés démocratiques. C’est quand cet ordre est réellement menacé que la parole est criminelle, et c’est considéré par la justice démocratique comme bien plus grave que quand l’insulte ou la diffamation n’atteignent qu’un individu particulier. Les « droits d’autrui », ce sont d’abord les droits du Capital.

 

Mais, et c’est là la vraie différence avec les dictatures, les démocraties ne se sentent pas pour autant menacées par une simple critique si celle-ci demeure abstraite et générale. La dictature au contraire, régime paranoïaque, voit dans toute critique un danger immédiat. C’est un aveu de faiblesse, et ça tient au fait que les bases sociales du régime autoritaire ne sont en général pas aussi solides que celles de la démocratie. Dans une dictature où la mise en scène de l’infaillibilité du pouvoir et de l’idéologie dominante sont des dispositifs centraux, le moindre doute jeté sur eux est une attaque intolérable. Dans les démocraties, la coercition est beaucoup plus mesurée : elle est réservée aux seuls cas qui entrainent un début de sédition réelle. Ainsi, l’appel à la révolte n’est-il punissable, dans la loi française, que s’il est directement suivi d’effets. Pourquoi réprimer des paroles qui restent en l’air ? Voilà le calcul du régime démocratique. Pour autant, dans la démocratie comme dans la dictature, le critère qui préside à la répression de l’expression libre est le même : il tient à la mesure de l’effet de la parole dissidente. Cet effet est plus rapide dans un État dictatorial faible que dans un régime démocratique fort, voilà tout. L’étalon n’est pas le même, mais le principe demeure.

 

Locale, directe, participative ou électorale, la démocratie c’est toujours de la merde.

 

C’est le discours auto-justificateur de la démocratie sur elle-même qui en fait un régime qui devrait sans cesse se perfectionner pour se détacher de la tentation dictatoriale. En réalité, le régime autoritaire est une forme possible de cet État national bourgeois dont la démocratie est l’archétype. Les deux, démocratie et dictature, ne s’opposent pas. Elles se complètent, y compris dans leurs oppositions réelles ou apparentes.

 

Il y a, à ce point de vue, une conséquence qu’il faut méditer. On a parfois tendance à penser qu’un mode d’organisation totalement antihiérarchique, où tout serait décidé de manière strictement égalitaire, serait une « démocratie directe ». J’ai déjà eu l’occasion de critiquer cette vision des choses. La démocratie directe partage avec sa grande soeur la démocratie représentative le fétichisme de la forme. Elle pense que la manière d’organiser une discussion collective préexiste à la discussion elle-même, et que cette méthode est valable partout, en tout temps, et pour tout type de propos. Elle prétend fixer définitivement la manière de prendre des décisions collectives, comme si celles-ci ne pouvaient être que le fruit de processus démocratiques éternels.

 

 Mais au-delà de ces critiques, il y a une constatation qui est encore plus importante. La démocratie directe, c’est au fond la démocratie parlementaire moins l’État. Mais qu’est-ce qu’une démocratie sans État ? Une chimère. Le citoyen de la démocratie, directe ou indirecte, est le citoyen de l’État national bourgeois. Ce n’est pas l’être humain tel qu’il existe de toute éternité. C’est au contraire l’être humain comme produit de l’histoire de son époque. Le citoyen de l’État national bourgeois a été créé par cet État. Il ne lui a pas préexisté. L’État bourgeois du XIXe siècle, par son système éducatif, par sa propagande, par la promotion du mythe des origines, par l’usage des symboles nationaux, et par l’exclusion de tout ce qui est considéré comme « étranger », a créé de toute pièce le sentiment d’appartenir à un ensemble commun qui doit s’organiser politiquement – la nation. Toute démocratie, directe ou non, est par essence inscrite dans ce paradigme.

 

Le citoyen de l’État national bourgeois est celui du rapport social naissant de la fin du XVIIIe siècle : le capitalisme. La citoyenneté suppose une forme d’individualité compatible avec un capitalisme qui a brisé les anciennes communautés des époques féodales. L’individu du capital, coupé des moyens de subsistance autonome et contraint de vendre sa force de travail, se doit d’être relié à autrui par une communauté politique surplombante dont la forme nécessaire est l’État. La démocratie directe croit pouvoir créer ce lien politique entre individus séparés sans l’État. Rien n’est plus faux. Qu’on renverse le rapport social, qu’on abolisse le capitalisme, qu’on mette l’État à bas, que reste-t-il ? Surement pas la démocratie, produit du rapport social, du capitalisme et de l’État. Ce qui naitrait alors, comme forme radicalement non hiérarchique parce que les bases sociales de toute hiérarchie aurait cessées d’exister, porterait sans aucun doute un tout autre nom.

 

Post-Scriptum

 

Cet article a été écrit avant les attentats du 13 novembre et l’instauration de l’état d’urgence pour une durée d’au moins trois mois. Cette restriction majeure des libertés publiques, en particulier celle de manifester, va faire glisser un peu plus le curseur national en direction des régimes autoritaires. Suspense : combien de places la France aura-t-elle perdu dans le prochain classement ?

Post-post-scriptum

Depuis la parution de ce texte, l'indice de la France a en effet dégringolé et ce pays est classé depuis 2015 dans les démocraties imparfaits au même titre que le Botswana ou la Namibie.

bottom of page